Foto: Saskia-Marjanna Schulz |
Comme
chaque année les lettres de l'alphabet se retrouvaient pour leur grande fête de
famille pour passer les jours de Noël ensemble.
Ces retrouvailles étaient devenues traditionnelles et
chacun s'efforçait donc de se montrer dans son plus beau appareil à l'occasion.
Pour cette année le président avait invité dans un châlet en montagne.
Le président, c'était "A". "A" s'était fait élire au début de
l'année. Selon lui, c'était la moindre des choses que ce soit lui, la première
lettre dans la liste des 26, qui préside au groupe.
Beaucoup d'entre eux avaient voulu voir "Z" sur le poste. Ils estimaient le
temps venu pour un air frais dans la hierarchie... et qui avait-il là de mieux
que de proposer la dernière lettre? Mais "A" avait mené une campagne impitoyable avec son équipe, les
voyelles, et finalement fait la course.
Depuis son entrée en fonction "A", devenu
depuis lors arrogant et avide d'hommage dans toutes ses
activités, avait mené le groupe de main dure. Son comportement n'avait
certainement pas contribué à sa popularité.
C'était surtout "I" qui avait dû souffrir sous le joug de ses injures et des
ses outrages. Il n'était donc guère surprenant que "I" n'éprouve pas la moindre envie de participer à cette fête
de famille. Bien contraire il aurait tout donné pour pouvoir passer ce jour
ailleurs.
Mais grâce à la patience
et la persuation de "P", mais surtout grâce aux encouragements de "E" et "Z", "I"
avait finalement donné son accord.
Mais son malaise persistait ... car les animosités de
"A" le touchaient beaucoup
et souvent. Évidemment, il était très maigrichon. Ayant peu de musculature il
n'avait par conséquent guère la force pour porter des charges lourdes, comme le
faisaient aisément "D" et
surtout "F" avec des bras
comme des tentacules. Mais ce qui le blessait avant tout, c'était le fait que
pour la plupart du temps personne ne le
remarquait, avec son apparition filigrane. Le point qu'il portait parfois au
dessus de son chapeau n'arrangeait rien non plus.
Mais promis reste promis, et voilà donc que "I" s'était mis en route pour
retrouver les autres, non sans être rongé par de grands doutes de soi-même.
"A"
avait fixé la place du marché comme point de rencontre, au milieu d'un petit
village pittoresque dans les Alpes Suisses. C'est de là qu'ils voulaient
entamer la longue et épuisante escalade vers le châlet. Vu le temps nécessaire
pour y arriver, il avait été convenu de prendre rendez-vous dès midi.
"I"
n'était pas le premier sur place. La grosse "B" était déjà là en compagnie de son mari "D", non moins obèse. Leurs enfants
"O" et "Q", d'apparence plutôt
"peinture Rubens", se disputaient comme d'habitude pour des
bagatelles. Il est vrai que "O"
n'avait pas vraiment besoin d'une raison pour une dispute avec son frère, vu
son caractère lunatique.
Non loin d'eux on pouvait voir "R", un personnage très réservé, en train de s'entretenir avec
"M" et "N", tous deux réputés pour leur capacité
harmonisante et fédératrice. "T"
les rejoignait à l'instant, impressionnant avec ses larges épaules qui
faisaient bien honneur à son nom.
Peu à peu le reste du groupe arrivait. Comme toujours
la plupart ne prêtait même pas attention à "I" qui s'était retiré sous un arbre qui s'élançait vers le
ciel au milieu de la place du marché. En été il offrait sans doute une ombre
agréable, mais maintenant en hiver, il ne ressemblait qu'à une carcasse
déplumée.
Comme on pouvait s'y attendre "A" apparut en dernier, juste à
temps à l'heure convenue. Il va de soi qu'il était tout-á-fait conscient de
l'effet qu'il provoquait par son apparition. Il ressemblait à un paon dans son
accoutrement multicolore, du dernier cri naturellement. "E", avec son allure hautaine, le
suivait dans des habits qui ne se faisaient guère moins remarqués.
Un externe aurait rapidement noté les préférences des
participants pour l'un ou l'autre, car tout de suite certains se rassemblaient
autour de "A" et collaient
à ses oreilles, à l'écoute des propos qu'il proclamait à haute voix, afin que
vraiment tout le monde puisse l'entendre. D' autres lui tournaient le dos, en
secouant la tête au vu son comportement.
Malgré tout l'humeur était bonne, ce qui était dû pour
une bonne part au soleil rayonnant qui plongeait la place dans une lumière
agréable.
Après avoir reçu de "A" quelques directives, destinées à souligner une fois de plus
sa suprématie, le groupe commença son escalade, se réjouissant de fêter Noël ensemble. Et bientôt le calme fit place à un agréable
concert de voix. Juste "I"
restait en arrière, seul et silencieux, et les suivait à quelque distance.
Toujours est-il qu'après peu de temps ils devinrent de
plus en plus silencieux, et les murmures firent place aux soufflements de leur
respiration intense, témoignant de l'effort qu'ils devaient fournir au fur et à
mesure que le chemin devenait escarpé. C'étaient surtout la grosse "B" et sa famille qui maintenant
payaient le prix pour leur obésité.
Vers 15 heures - ils avaient maintenant parcouru
environ la moitié du trajet - le soleil disparut dernière la crête des
montagnes. La température baissa aussitôt et, malgré leur effort physique, le
froid prit peu à peu possesion d'eux. Partiellement on pouvait maintenant
entendre des plaintes et des jurons à cause du temps déjà écoulé et d'une
randonnée qui semblait ne plus vouloir prendre fin. Certains laissaient même
voie libre à leur morosité et avaient trouvé dans "A" une cible appropriée pour leur frustration.
Ce dernier s'efforçait certes de calmer les esprits,
mais il devait lui aussi lutter pour tenir le coup.
Le seul à marcher d'un pas alerte, c'était "I". Lui, il avait envie de chanter ou de siffler une mélodie,
mais au vu du malaise des autres, il préfèrait de se retenir. Comme
bien souvent il ne voulait surtout pas se faire remarquer et attirer la colère
des autres sur lui.
Mais, lorsqu'après une autre demi-heure de marche, le
ciel se couvrit brusquement et que le temps changea endéans quelques minutes,
comme c'était souvent le cas en montagne, la nervosité et la crainte prirent
également possession de "I".
Il commença bientôt à neiger et le ciel s'assombrit
encore plus, de plus en plus menaçant. Un vent glacial soufflait et les gros
flocons de neige harcelaient leurs visages, semblables à des milliers
d'aiguilles. Les premiers commencèrent déjà à pleurer à peine quelques minutes
écoulées et leur situation devint de plus en plus précaire.
Tous criaient que "A" fasse quelque chose pour les tirer du pétrin, afin qu'ils
atteignent le châlet sains et saufs. Mais "A" aussi était devenu très silencieux; bien au contraire, il
s'était blotti derrière un rocher qui se trouvait le long du chemin. Il
tremblait et sanglotait, tout en fixant un objet que lui seul semblait voir.
Lorsque finalement les premières lettres glissèrent et tombèrent, et que la
grosse "B" se blessa
grièvement, la panique était complète.
Le seul à garder son sang froid dans ce chaos c'était
"I". Il prit rapidement
les initiatives. Il appella "M"
et "N" qui se connectèrent
rapidement pour former un brancard. Il demanda à "T" d'y hisser "B"
et ordonna à "S" et "Z" de déblayer le chemin avec
leurs membres en forme de patin, afin de faciliter le transport.
Les lettres reprirent rapidement courage sous la
conduite courageuse de "I",
et elles se regroupèrent autour de lui. Même ceux qui jusqu'alors avaient
préféré la compagnie de "A"
le suivèrent volontairement, comme des mites autour d'une lampe, ne
voyaient-ils pas en "I"
celui qui leur assurerait l'assurance et la sécurité dont ils avaient besoin en
ce moment.
Dès qu'il remarqua que la situation s'était calmée
"I" confia la conduite du
groupe à "Z" et décida de se mettre tout seul en route vers le châlet
pour de procurer de l'aide.
Grâce à son apparence filigrane il n'offrait guère de
résistance au vent. Il progressait donc très rapidement et atteint le but sous
peu. Le secours fut vite organisé et après à peine une heure, ils se
retrouvèrent ainsi tous à l'abri, se réchauffant autour d'un feu ouvert, comme
s'il ne s'était rien passé.
Comme s'il ne s'était rien passé?
En fait, si on les regardait tous, tapis autour du
feu, les joues roses, à nouveau joyeux et riants, on aurait pu avoir cette
impression.
Toutefois il s'était passé quelque chose pour l'un
d'entre eux. Pour lui quelque chose avait changé...
Car "I",
dont jusqu'à présent personne n'avait tenu compte, était maintenant devenu leur
héros, leur sauveteur... Ils vinrent tous pour lui taper sur l'épaule.
l'embrasser et lui faire des calins...
Ils fêtèrent ainsi jusqu'au petit matin...
Et la morale de l'histoire?
Ne sous-estime jamais les capacités, ni d'autrui, ni
les tiennes. Ne te laisse pas arrêter par des doutes. Accepte le fait que tu
sois différent comme une particularité, un don, qui quelque part et à moment
donné sera précisément celui dont on aura besoin.
Être différent,
ce n'est pas faux, c'est juste ... être différent!
Dans cet esprit je vous souhaite à tous...
Joyeux Noël!
André Leyens